Le projet de loi pour une République Numérique adopté à l’Assemblée Nationale

Après avoir fait l’objet d’une consultation que j’ai commentée ici, le projet de loi pour une République numérique a été présenté à l’Assemblée Nationale en décembre avant d’être adopté le 26 janvier 2016 après des débats qualifiés d’enrichissants par la Secrétaire d’Etat. Bien que son parcours législatif ne soit pas encore terminé, la lecture de cette version votée par les députés donne un premier aperçu instructif de la prise en compte par nos représentants de la consultation citoyenne ainsi qu’une idée des droits et devoirs à venir pour les citoyens et les acteurs du numérique.

De la neutralité du net

L’article 11 de la consultation proposait une définition claire de la neutralité du net ; cependant, il était suspendu au règlement européen à venir, et dans sa mouture finale (article 19 de la nouvelle loi),  il ne fait plus que renvoyer au dit règlement qui laisse une porte ouverte à la discrimination de trafic.

L’article 3 commence plutôt bien avec une définition assez précise, mais ça commence vite à zigzaguer avec la possibilité de « mettre en oeuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic » qui doivent être « transparentes, non discriminatoires et proportionnées » et non « fondées sur des considérations commerciales ». En clair, cela veut dire que Netflix ne peut pas payer pour que Orange l’avantage par rapport à Youtube ou CanalPlay, mais les réjouissances sont de courte durée car on part carrément en dérapage incontrôlé avec deux des exceptions prévues :

  • se conformer à législation européenne ou nationale – quiconque pensera ici à hadopi sera mal intentionné
  • préserver l’intégrité et la sûreté du réseau, des services fournis et des équipements terminaux – quand vous dites « service fourni », ça inclut les plateformes de VOD par exemple ?

Et on atteint le comble du sublime poussé au paroxysme de l’intemporel avec l’alinéa 5 qui tente un grand écart facial en autorisant les FAI à mettre en oeuvre des services optimisés mais seulement si il reste un peu de débit.

Je crois que les associations promouvant la neutralité du net n’ont pas fini de courir après les FAI sur l’interprétation de cet article abscons et incohérent – volontairement, j’en ai peur ; en tout état de cause, une nouvelle occasion de sacraliser la neutralité du net a été manquée.

Logiciels, données, contenus et algorithmes libres ?

Sans surprises, la consultation avait vu fleurir des obligations tous azymuths à utiliser des logiciels libres – des dix articles les plus votés par les internautes, quatre y étaient directement liés ; n’en reste qu’un article, le 9 ter, limitant l’action de l’Etat à la promotion de ceux-ci, et une petite avancée définissant à l’article 1 bis le code source comme un élément à communiquer au public par les administrations. De toute évidence, on atteint ici les limites de l’exercice de la consultation publique, les lobbies constitués (Afdel, Fevad, SFIB et Syntec Numérique) qui ont travaillé directement les députés à l’ancienne ayant gagné haut la main face aux zélateurs du logiciel libre.

L’Open Data a subi un bien meilleur sort : les administrations publiques sont obligées de mettre à disposition de qui le souhaite, particulier ou entreprise, pour des usages privés ou commerciaux, les données qu’elles collectent dans un « format ouvert et aisément réutilisable, c’est-à-dire lisible par une machine », locution qu’on retrouve huit fois dans la loi ; les sanctions sont cependant bien maigres, une simple inscription sur un registre public étant prévu. Pas sûr que ce name and shame fasse peur à l’Etat français, régulièrement condamné pour le non respect des règlements européens et de certaines conventions internationales.

Les contenus scientifiques créés à partir de fonds publics pourront – si leur auteur le souhaite – tomber dans le domaine public rapidement même si ils sont publiés comme il se doit dans des revues scientifiques payantes, ce qui ne peut être que positif pour la diffusion du savoir.

Enfin, les algorithmes appliqués par les administrations publiques aux particuliers devront être consultables ; l’intention est louable, nul n’étant censé ignorer la loi, cependant la liste des exemptions douchera tout espoir de voir contrebalancée la loi renseignement et ses algorithmes implantés chez les FAI.

Au final, le numérique et la liberté et l’ouverture qui sous-tendent son développement depuis toujours restent manifestement une préoccupation de seconde zone pour l’Etat.

La surprise du chef

Ce n’est pas l’article ajouté par les députés le plus commenté – la fameuse réflexion sur l’opportunité d’un système d’exploitation souverain – qui inversera cette impression : il ne s’agit pas de nier que le contrôle des outils informatiques soit un défi pour toutes les organisations, l’Etat comme les entreprises, c’est une évidence, mais ce choix de créer un enième commissariat quand il existe déjà le Conseil National du Numérique et l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) qui font un excellent travail et de se fixer sur la question du système d’exploitation me rend pour le moins perplexe. La lecture de la discussion en commission, qui montre que l’article a failli passer à la trappe car sa rédactrice l’avait rédigé sous une forme inconstitutionnelle, et des discussions à l’Assemblée autour de l’idée de souveraineté numérique qui empile les clichés me renforcent dans cette opinion. Heureusement, la secrétaire d’Etat, dont la connaissance du dossier est une vraie bonne surprise, finit par recentrer le débat en assignant comme but au futur commissariat une réflexion globale sur la souveraineté numérique de la France ; si il est bien constitué comme il est probable de personnalités issues des instances existantes citées ci-dessus, on peut raisonnablement espérer qu’il n’en sortira pas l’usine à gaz que l’on pourrait redouter en écoutant les députés impliqués dans la discussion.

Le vrai faux nouveau droit

Une mesure a été étrangement assez décriée par les entreprises de technologie : le droit à la portabilité des données. D’un point de vue technique, il est pourtant déjà mis en oeuvre dans toutes les grands plateformes : les webmails donnent tous accès aux messages en POP3, les services de stockage en ligne vous empêchent rarement de récupérer vos fichiers, vous pouvez télécharger une copie de vos données Facebook dans le menu paramètres, etc. Le gain pour les consommateurs est donc assez faible voire nul et il ne contraint pas vraiment les GAFA qui en étaient la cible désignée, eux qui sont les principaux accusés pour leur position dominante qu’ils entretiendraient par des pratiques commerciales déloyales. Il y a sans doute du vrai dans cette accusation, mais le manque d’outils d’export exploitable des données n’en fait pas partie !

Conclusion

Cette loi est une belle occasion manquée, et ce à plus d’un titre : tout d’abord, le principe de la neutralité du net n’y est pas sanctuarisé ; de plus, les apports de la consultation publique repris dans le texte sont minimaux pour ne pas dire quasiment inexistants – l’article le mieux repris est celui sur l’e-sport qui n’a absolument aucun intérêt pour l’industrie du numérique, au sens où il se développe très bien tout seul ; enfin, les nouveaux droits pour les consommateurs sont très limités quand ils ne sont pas inutiles, et sont en particulier subordonnés aux lois sécuritaires votées antérieurement qui instituaient une défiance de fait de l’Etat envers le cyberespace.

La seule vraie satisfaction du processus aura été de découvrir une secrétaire d’Etat compétente et maîtrisant parfaitement son dossier ; gageons qu’elle pourra s’exprimer plus largement dans un futur proche où le numérique, véritable espace de liberté et de démocratie, sera réellement mis au centre des préoccupations de l’Etat.

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